Les sondages sont désormais omniprésents dans la vie politique française. Leur impact est décisif : présentés comme un outil de mesure des opinions, ils contribuent surtout à construire des réalités politiques. Par exemple, un candidat à une primaire peut jouir d’un avantage sur ses concurrents car il dispose de bons sondages. Ou un candidat à une élection peut récupérer des votes dans la dernière ligne droite car les sondages le disent susceptible de l’emporter. Dans certaines familles politiques (la droite l’a annoncé il y’a quelques jours), on va même jusqu’à commander des sondages pour identifier le candidat le mieux placé pour les représenter à l’élection présidentielle.
Il est donc indispensable pour la démocratie d’interroger la pertinence scientifique de ces outils. Il est légitime de dénoncer l’opacité des méthodes de redressement ou de faire la lumière sur les hypothèses utilisées pour le calcul des intentions de vote. Il l’est d’autant plus après l’échec majeur pour les instituts de sondage qu’ont constitué les élections régionales de juin dernier.
Ainsi, et sans prétendre être exhaustif, les différents instituts (OpinionWay, IFOP, IPSOS, BVA) ont réalisé des erreurs de près de 10 points en Auvergne-Rhône-Alpes, entre 6 et 11 points en Occitanie, entre 5 et 9 points en Nouvelle-Aquitaine, entre 7 et 9 points en Normandie, entre 4 et 8 points en Hauts-de-France. En région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), la liste du Rassemblement National était annoncée gagnante dans tous les cas de figures : elle perdra finalement avec un écart de 14 points au second tour.
Ces prédictions erronées ont eu un impact évident sur le déroulement des campagnes électorales. Elles ont été largement reprises, souvent sans aucune distance critique, par la presse. Dans plusieurs régions, les sondages ont contribué à installer un duel factice entre les présidents de région sortants et les candidats du Rassemblement National. Dès lors, les électrices et les électeurs ont fait leur choix en tenant compte d’une situation présentée comme établie alors qu’elle ne l’était pas.
Malgré ce fiasco, sans aucune remise en cause, les instituts de sondage publient désormais des intentions de vote pour les élections présidentielles. Comme d’habitude, elles sont relayées par la presse qui les utilise ensuite comme sujet de commentaires sans faire preuve de la distance critique nécessaire. Pourtant, les conditions dans lesquelles certaines de ces enquêtes sont réalisées et présentées s’apparentent à une forme de manipulation.
Prenons ici un exemple concret. Le 5 juillet dernier, l’institut IFOP présente son deuxième baromètre de l’élection présidentielle. Les intentions de vote sont immédiatement publiées par LCI et Le Figaro, partenaires de l’institut, et reprises ensuite dans l’intégralité de la presse papier. Les résultats sont présentées comme étant calculés sur « un échantillon de 1363 personnes inscrites sur les listes électorales ». Ils sont abondamment commentés, notamment pour souligner « une percée de Xavier Bertrand après sa victoire aux élections régionales » et des candidats de gauche « tous en dessous des 10% ».
Pourtant, ce sondage devrait, à minima, être commenté avec des pincettes. Pourquoi ? Le pot aux roses ne sera dévoilé que quelques jours plus tard, alors que l’information a déjà été très largement diffusée. C’est seulement à ce moment là que l’institut IFOP publie une notice détaillée de son sondage. On y découvre alors un élément très intéressant.
Ainsi, l’institut IFOP interroge les 1363 personnes en leur demandant d’indiquer, sur une échelle de 1 à 10, leur certitude d’aller voter lors des élections présidentielles. Après un redressement, il est indiqué qu’environ la moitié des personnes sondées affirme avec une certitude de 10/10 leur intention d’aller voter. L’institut en déduit une estimation de la participation pour les élections présidentielles de 2022 de 49,7%. Cela amène plusieurs remarques importantes.
Premièrement, cette information est capitale. Elle revient à dire que le taux de participation à l’élection présidentielle de 2022 serait de 30 points inférieurs à celui de l’élection présidentielle de 2017. L’abstention serait donc de 50,3%, ce qui serait un record historique, de plus de 20 points supérieur au record actuel d’abstention pour un premier tour de l’élection présidentielle (28,4% le 21 avril 2002). Cela devrait sans doute être l’information majeure d’un tel sondage, appelant de nombreuses analyses et commentaires. Pourtant, elle n’est relayée dans aucune publication dans la presse. Et pour cause, elle ne figurait pas dans la notice initiale donnée par l’institut IFOP le soir de la publication du sondage. Il y’a là, à minima, un mensonge par omission.
Deuxièmement, la publication du sondage s’accompagne, comme c’est la règle, d’un tableau qui précise les marges d’erreur à appliquer à un sondage en fonction de la taille de l’échantillon utilisée. Dans le cas présent, comme il est indiqué que le sondage est effectué sur un échantillon de 1363 personnes, il est logique de se rapporter à la ligne du sondage qui correspond à ce nombre pour connaître les marges d’erreur à appliquer aux intentions de vote. Sauf que c’est faux ! En effet, si la moitié des réponses de l’échantillon ne sont pas considérées (puisqu’on estime que les personnes en question n’iront pas voter), alors les intentions de vote des candidats sont calculées uniquement sur la moitié de l’échantillon. Il faut donc y appliquer les marges d’erreur qui correspondent à un échantillon de 700 personnes environ. Il y’a là, un mensonge manifeste.
Troisièmement, l’institut IFOP compare ses résultats à celui de l’enquête précédente qu’il a réalisé au mois de mai 2021. Or, la consultation de la notice du sondage du mois de mai 2021 démontre que cette méthode de pondération des résultats n’était alors pas utilisé. On compare donc deux sondages qui sont effectués avec des méthodologies totalement différentes. Pourtant, cette information n’est pas précisée. Dès lors, les médias qui relayent ces comparaisons tentent de leur donner des explications politiques (c’est la chute de untel car il a fait telle chose / c’est la progression de unetelle car elle a fait telle autre chose) alors que les écarts sont dus essentiellement au changement de méthodologie. Il y’a là une manipulation évidente.
Enfin, une telle méthode est scientifiquement très contestable à neuf mois de l’élection présidentielle alors que ne sont connus ni la liste de tous les candidats, ni les programmes de chacun d’entre eux. Il est dès lors évident que, face à cette situation, toutes les catégories sociales et générationnelles n’envisagent pas à égalité leur probabilité de participation au scrutin. L’utilisation de cette méthode pour mesurer des intentions de vote pour l’élection présidentielle affaiblit donc mécaniquement les candidats dont l’électorat est le plus éloigné de la politique et le plus susceptible d’être frappé par une abstention importante. Il y’a là un parti pris incontestable.
Il est important de préciser que l’utilisation de cette méthode n’est pas propre à l’institut IFOP. Ainsi, l’institut IPSOS a utilisé la même méthode pour les élections régionales (alors que l’échantillon présenté était de 1000 personnes, les intentions de vote étaient en réalité calculé sur moins de 500 personnes) et pour les deux sondages qu’il a réalisé pour les élections présidentielles de 2022. L’institut ELABE, quant à lui, ne retient que les personnes qui se positionnent entre 8 et 10 sur cette fameuse échelle de 1 à 10.
On peut tout à fait comprendre la volonté de prédire un taux d’abstention en vue des élections présidentielles à venir. Mais le respect des règles les plus élémentaires de la transparence nécessite que ce taux soit précisé en même temps que la publication, ce qui n’est jamais le cas. Il implique que des comparaisons mensongères de sondages s’appuyant sur des méthodes différentes ne soient pas effectuées et commentées pour leur donner une signification politique qu’elles n’ont pas. C’est pourquoi j’ai saisi par courrier la Commission des Sondages, dont la mission est de contrôler l’utilisation des sondages dans notre démocratie. J’y serais auditionné au mois de septembre et je leur ferais part de quelques premières propositions.
D’abord, il pourrait être exigé que les instituts de sondage publient à chaque fois l’estimation du niveau de participation donnant lieu aux intentions de vote calculées. Ensuite, les informations relatives aux marges d’erreur doivent être communiquées à partir de l’échantillon utilisée pour le calcul des intentions de vote. Enfin, pour la plus grande transparence, il pourrait être demandé que les sondages soient réalisés sur plusieurs hypothèses de participation afin de fournir des informations correspondant à l’ensemble des cas de figures envisageables.
Lire la lettre adressée à la Commission des Sondages ⬇️
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