Je publie cette note à l’issue d’une semaine intense, marquée notamment par la belle réussite du meeting que nous avons tenu avec ma collègue Andrée Taurinya à la Ricamarie à côté de Saint-Étienne. Mais aussi par le grand succès de la conférence organisée à Marseille ce vendredi avec Clémence Guetté autour de l’ouvrage sur « La résistible ascension de l’extrême droite ». Je pensais la consacrer exclusivement à une analyse de la victoire de Donald Trump, que j’ai esquissée au cours de cette conférence. Mais c’était sans compter sur la nouvelle folie qui s’est emparée des médias à propos de la proposition de loi déposée par les élus insoumis autour du délit d’apologie du terrorisme.
Je récapitule : le 7 novembre dernier, le Comité des Droits de l’Homme de l’ONU publiait un rapport dans lequel il s’inquiétait du dévoiement de la notion d’apologie du terrorisme et il recommandait de « réexaminer l’article du code pénal qui réprime l’apologie du terrorisme ». Cette publication fait suite à plusieurs prises de position allant dans le même sens ces derniers mois : ainsi de Jacques Toubon, ancien défenseur des droits, qui a parlé à propos de la loi de 2014 qui a mis ce délit dans le code pénal de « fiasco judiciaire » ou de l’ex-juge anti-terroriste Marc Trévidic qui dénonçait un usage dévoyé de la loi et appelait à « oser faire marche arrière ». C’est sur la base de cette recommandation que les députés insoumis ont déposé une proposition de loi à ce sujet.
Immédiatement, un média en ligne d’extrême droite s’en est emparé de manière mensongère pour faire croire que les insoumis voulaient rendre légal le fait de célébrer publiquement des actes terroristes. Ensuite, les trumpistes de la droite et de l’extrême droite, avec en première ligne le trumpiste en chef Bruno Retailleau, ont versé leurs habituelles larmes de crocodile. Puis, l’ensemble de la sphère médiatique s’est emparée de ces affirmations en les répétant ad nauseam sans même prendre le temps de lire ne serait-ce que l’exposé des motifs de la proposition de loi. On a même vu un plateau de BFMTV où Mathilde Panot a dû s’y reprendre à plusieurs fois pour obtenir que soit lu en intégralité le titre complet de la proposition de loi sans en couper la fin.
Alors, que propose réellement la France insoumise ? Simplement mieux encadrer le délit d’apologie du terrorisme, en le remettant là où il se situait avant 2014, dans le cadre de la loi du 29 juillet 1881 sur les délits de presse, qui couvrent toutes les formes de communication publique. Cela permettrait d’éviter la dérive à laquelle on a assisté ces dernières années, qui a conduit à ce que des syndicalistes, des militants associatifs ou écologistes et des responsables politiques soient convoqués de manière absurde sur ce motif.
Le risque d’une telle dérive était d’ailleurs dénoncé au moment du changement de la loi en 2014. À l’époque, le texte avait fait l’objet d’un avis très critique de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme. Il avait été dénoncé par les associations de défense des droits de l’homme, comme la LDH, et par plusieurs syndicats de magistrats et d’avocats. C’est d’ailleurs pour cette raison que les députés communistes et écologistes (la France insoumise n’existait pas à l’époque) n’avaient pas voté cette loi. Aujourd’hui, Bernard Cazeneuve, qui a porté la loi en tant que ministre de l’Intérieur de François Hollande, reconnaît lui-même le problème : ainsi, il indiquait il y a quelques mois au Canard Enchainé que ce délit devenait l’outil « d’instrumentalisation politique d’un texte de la part du pouvoir en place et de certains partis politiques ».
L’initiative des députés insoumis revient-elle à proposer de ne pas sanctionner de véritables prises de position célébrant des actes terroristes ? Évidemment non. Celles-ci seraient passibles, dans le cadre légal proposé, de peines pouvant aller jusqu’à 5 ans de prison et 45 000 euros d’amende. Qu’y a-t-il de honteux là-dedans ?
Que la droite et l’extrême droite déforment les faits pour calomnier est désormais devenue une triste habitude, nocive pour le débat public et sa qualité. On aurait pu espérer que voir le PS courir derrière était passé de mode. Malheureusement non. On aura donc vu un certain nombre de dirigeants socialistes se joindre aux concerts des calomnies et des mensonges. Sans doute auraient-ils dû se souvenir de ce que disait Léon Blum à propos des lois d’exception : « dès qu’on énonce qu’une loi ne sera appliquée qu’aux anarchistes, vous pouvez être certains que quelques années plus tard, elle sera appliquée à tout le monde ». C’est facile de danser à la « Léon Boum » aux universités d’été du PS, mais manifestement plus compliqué de rester fidèle à ses principes.
Ceci dit, j’en viens à notre conférence organisée vendredi soir à Marseille. Clémence Guetté nous a présenté l’ouvrage publié par l’Institut La Boétie sur l’extrême droite, qui analyse les ressorts du vote RN pour en tirer une stratégie de combat. J’ai pu rappeler à sa suite quelle était la stratégie de la France insoumise pour y faire face : démasquer l’hypocrisie du Rassemblement national et mobiliser le 4e bloc, c’est-à-dire l’immense masse de ceux qui n’ont pas voté lors des dernières élections présidentielles ou législatives. Je vous invite à visionner la conférence en ligne, ou bien à retrouver la note de blog que j’ai publiée à ce sujet au mois de septembre.
La pertinence de cette stratégie a encore été renforcée par l’analyse que l’on peut faire de la victoire de Donald Trump dans l’élection présidentielle américaine. Commençons par dire que, sur les résultats définitifs, Donald Trump ne gagne finalement que 2,5 millions de voix par rapport à l’élection présidentielle précédente, sur un total d’environ 150 millions d’exprimés (et de 250 millions d’inscrits en mesure de voter). Dans le même temps, Kamala Harris perd plus de 7 millions de voix par rapport au score de Joe Biden en 2020. C’est donc d’abord une défaite du camp démocrate, plutôt qu’une victoire du camp républicain.
Kamala Harris a essentiellement concentré sa campagne sur la tentative de convaincre les franges dites raisonnables de l’électorat républicain, en activant une campagne contre les excès de Trump. Ce fut un fiasco complet : au final, 6 % des électeurs de Biden en 2020 ont voté pour Trump en 2024. C’est davantage que les 4 % ayant voté pour Trump en 2020 et qui ont voté cette fois pour la candidate démocrate. En réalité, 90 % de ceux qui se disent « Républicains » ont voté pour Trump en 2024, alors qu’ils n’étaient que 85 % à l’avoir fait en 2020.
Pire encore, cette stratégie a conduit à l’absence totale de propositions politiques de rupture permettant de déclencher une mobilisation populaire : elle n’aura porté dans la campagne aucune proposition de conquête de nouveaux droits face à l’expansion néo-libérale. Elle aura renoncé à toute rupture écologique, abandonnant par exemple dans la campagne l’interdiction de la fracturation hydraulique permettant l’exploitation du gaz de schiste. Elle se sera inscrite complètement dans la continuité du soutien inconditionnel de Biden au gouvernement Netanyahou face au génocide en cours à Gaza et à l’attaque israélienne contre le Liban.
Les conséquences de ce choix stratégique sont très claires : une analyse du site Politico a montré que la participation a été plus forte dans les « comtés républicains » que dans les « comtés démocrates ». Dès le 7 novembre, le sociologue Tristan Haute avait d’ailleurs montré des évolutions importantes dans le poids relatif des catégories qui se sont déplacées aux urnes. Ainsi, alors que les noirs américains, les latinos ou les moins de 30 ans sont traditionnellement affiliés au camp démocrate, ils représentent une proportion moins importante de ceux qui sont allés voter en 2024 qu’en 2020. C’est ce différentiel d’abstention qui a permis la victoire de Donald Trump.
Quand on rentre dans les détails, on observe également que Kamala Harris perd (47 % pour elle – en recul de 4 points par rapport à 2020, et 50 % pour Trump – en progression de 6 points) chez les électeurs qui gagnent moins de 50 000 dollars par an. Elle ne devance Donald Trump que chez les électeurs ayant un revenu supérieur à 100 000 dollars par an. Son avance chez les moins de 30 ans a fondu par rapport à 2020. Pire encore, ceux qui n’avaient pas voté en 2020 ont voté 4 points de plus pour Trump que pour Harris, et cet écart monte même à 13 points chez ceux qui ont voté en 2024 pour la première fois.
Tirons-en des enseignements : il est vain de courir derrière les positions de l’extrême droite en espérant convaincre les factions modérées d’un électorat en pleine radicalisation. Cela ne fonctionne pas et conduit à un résultat inverse en démobilisant son propre camp. À l’inverse, pour battre l’extrême droite, il faut bien sûr saper sa légitimité à porter les aspirations du peuple. Mais il faut aussi l’affronter directement sur ses thèses et porter un programme de rupture en mesure de produire des dynamiques de mobilisation populaire. Et il faut évidemment développer ses propres canaux de diffusion de l’information (numériques, comme militants) pour faire face aux immenses campagnes de désinformation.
C’est ce à quoi nous nous consacrons, sans jamais renier aucun de nos principes. Même si cela nous vaut désormais systématiquement les tombereaux d’injures et les campagnes de manipulation médiatique auxquelles nous avons encore assisté ce week-end. Mais c’est à la fin de la partie que l’on compte les points.